dimanche 21 juin 2015

Chapitre 1.

21h43. L’air frais semblait lourd et malsain dans la ruelle mal éclairée de la capitale coréenne. Debout, appuyée contre un mur, Hansa ajustait son écharpe devant son visage blafard. Son client était en retard, comme si elle n’avait rien de mieux à faire que d’attendre qu’il daigne se montrer. Dans la poche de son jeans laminé, elle pouvait sentir le petit sachet en plastique hermétiquement fermé, celui qui attendait lui aussi que l’acheteur ne fasse son entrée. Soudain, au bout de la ruelle, du mouvement. Hansa se redresse, et observe la silhouette mal assurée s’avancer vers elle. Il porte un chapeau fédora et un long imperméable noir. Il ne semble pas habitué à l’obscurité de la nuit, pas vraiment le genre que l’on s’imaginerait payer une petite fortune pour un petit sachet de coke. C’était pourtant l’essentiel de sa clientèle : des hommes n’ayant rien d’autre à faire que de claquer leur argent dans de la drogue qu’ils consommaient lors d’orgies auxquels ils s’adonnaient volontiers, accompagnés de minettes plus jeunes que leurs filles. Ils répugnaient la jeune-femme, mais tant qu’ils payaient, elle se taisait. Elle-même avait déjà fait bien pire, mais c’était une autre question. 
- Vous avez ce qu’il faut ? 
Pas une salutation, juste un timbre de voix qui se veut nerveux, pressé. 
Hansa hoche la tête en sortant le sachet de sa poche. L’homme tourne frénétiquement la tête comme pour s’assurer que personne ne les verra. Une fois cette certitude acquise, il lui tend une liasse de billet. C’est un novice, pense la jeune-femme, il n’osera pas se jouer de moi. Aussi ne prend-t-elle pas la peine de vérifier, et tourne les talons une fois l’argent encaissé. De toute façon, la drogue, ce n’est rien d’autre qu’une couverture parmi tant d’autres. 

Reprenant une route plus fréquentée, Hansa sort de la poche de sa veste en cuir un paquet de cigarettes. Elle n’est pas accro, mais aime sentir l’air et la cendre envahir ses poumons, comme la promesse d’une mort plus rapide. Glissant le tube entre ses lèvres, elle l’allume, son regard concentré sur la lueur incandescente qui semble briller au milieu de la nuit. Lentement, évitant les gens qui se pressent sur le trottoir, la jeune-femme rejoint son appartement. Un pied-à-terre acquis grâce à l’argent de la drogue, ainsi qu’à quelques articles. Hansa est journaliste le jour, foutrement douée dans son domaine. Plusieurs grands titres se sont battus pour l’engager en tant que journaliste salariée, mais elle a toujours refusé ; elle tient à son indépendance. À l’intérieur de l’immeuble, la chaleur contrastait avec l’extérieur, forçant Hansa à retirer son écharpe tout en s’avançant vers l’ascenseur. Les portes s’ouvrirent sur une femme, petite, ridée mais aux cheveux noir geai. 
 - Ah, mademoiselle Kim ! Comment allez-vous ? Demanda la concierge en se forçant d’être sympathique. 
 Elle n’avait jamais apprécié ladite mademoiselle Kim, sans doute à cause de sa dégaine, de ses tatouages, ou encore de ses cheveux décolorés d’un blond presque blanc. Mais elle n’avait jamais eu à se plaindre : Hansa était une voisine idéale, qui ne faisait jamais de bruit, qui ne ramenait jamais personne. Elle-même était rarement présente à dire vrai. 
 - Très bien madame Cheong, et vous-même ? 
En guise de réponse, cette dernière émit un petit bruit de mépris, mais que Hansa associait toujours au couinement d’un chat en fin de vie. Sur ces mots, elle s’engouffra dans l’ascenseur, échangeant ainsi sa place avec celle de la concierge, qui sortit de l’immeuble d’un pas rapide. Il manquerait plus qu’on la voit copiner avec la jeune-femme, cela ferait tâche. Hansa se moquait bien mal du regard d’autrui, elle n’y prêtait plus attention depuis longtemps. Comment aurait-elle pu vivre sinon ? Aussi loin qu’elle se souvienne, les gens avaient toujours eu tendance à la qualifier de monstre. C’était justifié.

Son appartement reflétait ce qu’elle était : il était vide, blanc, froid. Horriblement bien rangé également. Voici un an, elle vivait dans un loft miteux en périphérie, meublé d’occasion, un taudis dans lequel elle s’était toujours bien sentie. Elle avait dû déménager quand un trafiquant de drogue mal avisé avait tenté de la descendre en tirant trois balles au travers de sa porte. Elle avait été blessée au bras, une simple égratignure qu’elle devait à ses excellents réflexes. Les flics avaient rappliqué, alertés par la folle aux chats de l’étage supérieur. Cette dernière avait toujours adoré Hansa depuis qu’elle avait surpris la jeune-femme en train de nourrir les chats derrière l’immeuble. Hansa haïssait les gens, mais aimait les animaux. Toujours était-il qu’elle vivait depuis dans un appartement relativement luxueux, dont tous les meubles s’accordaient. Sur la gauche trônait un canapé en cuir noir d’un relatif inconfort. Il faisait face à un écran plat dernier cri, que la jeune-femme allumait presque d’instinct. Les cris et rires de personnages en deux dimensions et aux couleurs fantaisistes envahirent alors la pièce, sans que Hansa ne leur prête la moindre attention. Retirant sa veste, elle l’accrocha au porte manteau de sa chambre, prenant néanmoins soin de prendre son portable. Les clopes pouvaient bien y rester, elle avait toujours un paquet dans la salle à manger. Un regard sur l’écran du téléphone lui indiqua néanmoins que son oncle avait tenté de l’appeler trois minutes plus tôt. Il rappellera dans deux minutes, supposa-t-elle sans plus d’affaire, tandis qu’elle se dirigeait vers la cuisine hyper-équipée. Le frigo renfermait toute sorte de plats préparés, quand bien même la jeune-femme était une excellente cuisinière. La plupart du temps, elle ne se donnait tout simplement pas cette peine, rentrant à des heures pas possible. Elle était barmaid à mi-temps, une troisième couverture qui lui permettait de se faire des contacts facilement. Deux minutes plus tard, son téléphone sonna, affichant le nom de son oncle. 
- Oui ? 
- Tu n’es pas capable de décrocher au premier appel ? lui reprocha la voix masculine et désagréable de l’autre côté. 
- Tu veux quoi ? Se contenta de demander Hansa d’une voix lasse. 
- Tu as des nouvelles sur Dimitri Berchov ? l’interrogea-t-il alors sans autre forme de cérémonie. 
- Marié, deux enfants, trois maîtresses, dont une qu’il ne voit que le mercredi au Lotte Hotel. Sa société va mal depuis 2007, mais semble redresser la pente grâce à un généreux mécène anonyme. 
- Qui est-il ? 
- Il est anonyme, ce qui implique que personne ne le sait. J’ai pas encore mis la main sur son nom. 
- Et tu attends quoi ? 
Le téléphone coincé entre son épaule et son oreille, Hansa fit préchauffer son four, tandis que son choix s’était arrêté sur une pizza végétarienne, qu’elle s’affairait à présent à retirer de son carton d’un air absent.
- Là, je me fais à bouffer en fait. 
Il sembla à la jeune-femme que son interlocuteur proférait un juron, mais au même moment la sonnette retentit. Se figeant, elle attrapa le Colt Anaconda qui était planqué derrière la machine à café. Elle raccrocha, et passa son téléphone en silencieux, avant de le glisser dans sa poche arrière. Lentement, et silencieusement, elle s’approcha de la porte tout en longeant le mur, juste au cas où. Il y avait peu de personnes qui connaissaient son adresse, et encore moins qui seraient passé sans prévenir. La seule qui aurait pu était censée se trouver en Amérique en ce moment-même. 
- Qui est-là ? Demanda Hansa d’un ton détaché, mais l’arme tendue vers la porte. 
- Un assassin de quarante-trois piges en train de braquer un AK47 sur le judas, répondit l’étrange personnage. 
Hansa poussa un soupir las avant de coincer son arme dans la ceinture de son pantalon. 
- Bon sang, Aaron, t’étais censé passé Noël à Orlando. 
- JOYEUX NOËL ! S’écria ledit Aaron en écartant les bras et en affichant une mine ravie. 
- C’est demain, idiot. 
Tournant le dos au jeune homme qui semblait plus jeune de quelques années, Hansa se souvint qu’elle était sur le point de mettre à cuire une pizza avant l’arrivée impromptue du joyeux luron. 
- J’avais hésité entre le colt et le Smith & Wesson, déclara Aaron en remarquant l’arme dépasser du pantalon. 
- J’étais sur le point de me faire à manger, expliqua Hansa comme s’il s’agissait d’une évidence agaçante qu’il ne devrait pas être nécessaire de rappeler. 
- Ah oui ! Le Smith & Wesson c’est dans la chambre, c’est ça ? 
En guise de réponse, la blonde hocha la tête, pendant qu’Aaron jetait sa veste sur le bar étincelant. Il se ravisa néanmoins en remarquant l’air désapprobateur de la jeune femme. Il prit alors deux minutes pour aller accrocher sa veste au porte manteau qui accueillait déjà celle d’Hansa. Sans attendre d’être revenu dans la cuisine, il lança à cette dernière 
- Alors, tu fais quoi ce soir ? 
Sans le jeune homme, elle aurait probablement oublié que c’était une soirée un peu particulière : le réveillon de Noël. Aaron et Hansa étaient le jour et la nuit. D’ordinaire, elle aurait fui une personne aussi rayonnante, lumineuse. Mais les deux partageaient quelque chose que les différences ne pouvaient effacer : le sang. Ils s’étaient retrouvés trois ans plus tôt, alors que Hansa finissait ses études. Aaron Douglas était alors arrivé en Corée avec sa dégaine de californien, et un sourire jusqu’aux oreilles. Ce n’était pas un hasard : depuis sa majorité, il avait cherché à retrouver cette sœur qui lui apparaissait parfois en rêve. Il ne savait pas grand-chose, trop jeune lors de leur séparation, et avait fort déchanté lorsque cette dernière lui avait refermé la porte au nez en clamant qu’elle n’avait pas de frère. Hansa était amnésique, il l’apprit deux mois plus tard mais l’intermédiaire d’un cousin. Il leur avait fallu du temps pour apprendre à s’apprivoiser. Là où Aaron s’était imaginé une sœur douce et aimante comme elle l’avait été dans ses souvenirs, il avait retrouvé une femme froide et dure, dont le cœur avait été déserté par l’amour. Il fallait dire que les deux avaient mené une vie très différente : Hansa avait été adoptée par son oncle quand elle avait cinq ans, soit directement après la mort de leurs parents. Aaron avait passé une année de plus à l’orphelinat, avant d’être adopté par une riche famille américaine qui ne pouvait pas avoir d’enfants. Il avait grandi à Los Angeles, dans une grande villa en bord de mer, aimé, voir même étouffé, par ses parents adoptifs. À sa question, Hansa haussa les épaules. Elle ne faisait jamais rien pour le réveillon, qu’il soit de noël ou de la nouvelle année. Elle n’était pas du genre à fêter quoique ce soit, elle oubliait généralement son anniversaire. Depuis qu’elle avait retrouvé son frère cependant, les choses étaient quelque peu différentes. Plus tôt dans l’année, elle s’était même perdue deux heures durant dans une galerie commerciale à la recherche d’un cadeau pour son cadet. Elle s’était maudite à plusieurs reprises pour avoir gaspillé son temps, mais l’étreinte de son frère – qu’elle avait repoussée par principe – avait bien valu le sacrifice. Aaron demeurait la seule personne pour laquelle elle nourrissait une réelle affection. 
- Je te pensais de l’autre côté du globe ? Finit-elle par dire en se servant une bière, avant d’en donner une au jeune-homme. 
- Ouais, mais j’avais le sentiment que t’allait passer Noël seule, alors je suis rentrée, répondit-il simplement, en se grattant l’arrière du crâne. 
Depuis qu’il avait retrouvé Hansa, il s’était décoloré les cheveux lui-aussi, rendant leur lien familial ridiculement évident, ce qu’elle avait toujours réprouvé. La jeune-femme poussa un soupir las, avant d’être rattrapée par le regard inquisiteur de son frère. Ce dernier semblait s’être soudain assombri. 
- Une pizza ? Ne me dis pas que tu comptais sérieusement bouffer une pizza devant les dessins animés alors que c’est le réveillon ? 
Non. Elle comptait bouffer sa pizza en faisant des recherches. Mais elle se garda de le dire, sentant qu’aux yeux de son jeune-frère ce serait pire encore. Aussi se contenta-t-elle de grimacer en portant la bière à ses lèvres. 
- Je suppose que tu vas m’épargner cette disgrâce ? 
- On pourrait sortir ! S’enthousiasma-t-il comme s’il espérait réellement que sa sœur accepte de faire la fête alors qu'elle venait tout juste de rentrer. 
- Non. 
L’enthousiasme retomba, et le regard de chiot abattu n’eut pas le moindre effet sur le cœur de pierre de la jeune-femme qui le toisait du regard, attendant une proposition plus réaliste. Celle-ci ne venant pas, elle reprit elle-même la parole. 
- Mais on pourrait mettre une deuxième pizza au four, et se bourrer la gueule devant les dessins animés. 
Ce fut au tour d’Aaron de grimacer. Il ne trouva cependant pas de meilleure idée. Au moment de mettre la pizza d’Hansa au four, cette dernière fut donc rejointe par une hawaïenne, alors qu’Aaron fit glisser un casier de bière vers la table du salon. Profitant de la courte absence de son frère, Hansa envoya un message à son oncle « Aaron est là. Inutile de me rappeler. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire