mardi 14 juillet 2015

Chapitre 2.

Le réveil indiquait 6h02 de ses lettres rouges digitales. Un grognement franchit les lèvres de Hansa, incapable de dormir un peu plus. Un cauchemar, rien d’autre, elle était habituée. Il n’arrivait pas une seule nuit où elle parvenait réellement à s’enfoncer dans un sommeil profond, sans rêves, sans pleurs, en dehors des nuits où elle s’effondrait dans son lit après plusieurs nuits blanches, ce qui lui arrivait plus souvent qu’elle ne voulait bien l’admettre. Elle ignora la migraine qui faisait rage dans son esprit pour s’habiller, se contentant d’un t-shirt Ironman bien trop grand pour elle. Il fallait dire que la jeune-femme n’avait jamais été bien grande, un mètre cinquante-sept aux dernières nouvelles. Elle était mince également, presque frêle. Enfin, c’était en tout cas l’impression qu’elle donnait, mais sa poigne était si forte qu’elle aurait pu faire se plier n’importe quelle armoire à glace. La jeune femme se dirigea sans bruit vers la cuisine, où elle mit en marche la machine à café. Elle ne comprenait pas ses gens qui, le matin, pouvaient se contenter d’une dosette bon marché. Quand elle en avait l’occasion, il lui fallait à tout prix sa dose de café, de vrai café, aussi noir que possible. Ce dernier versé dans une tasse sans motif, elle se dirigea vers le salon. Endormi dans le canapé, son frère renflait bruyamment. Il avait, au cours de la nuit, fait tomber le plaid dont Hansa l’avait recouvert avant qu’elle n’aille se coucher. D’un mouvement absent, elle le recouvrit à nouveau, avant de s’asseoir sur la petite table de salon, et de le regarder d’un air attendri. Quand bien même les deux se ressemblaient fortement, Aaron n’affichait aucun stigmate d’une enfance malheureuse, ni d’une jeunesse tourmentée. Au contraire, ainsi endormi, il avait l’air d’un angelot. Retenant un soupir, Hansa se releva. Des recherches l’attendaient, bien qu’elle pouvait déjà entendre les reproches de son frère dans quelques heures « Mais on ne travaille pas le jour de Noël ! » Ces américains … 

Son bureau était à côté d’une baie vitrée, laquelle donnait sur un balcon. De là, elle avait vue sur toute la ville, le genre de détails qui aurait pu avoir toute son importance si Hansa en avait eu quelque chose à foutre. C’était le seul endroit de son appartement qui ne donnait pas l’impression de sortir d’une publicité Ikéa, avec des classeurs rangés par ordre chronologique qui lui faisaient face, et une montagne de paperasse disposée dans des bacs à papier. Juste à côté de son ordinateur, un cendrier qu’elle vidait tous les soirs, mais qui ne le restait jamais longtemps. Son premier réflexe avait été de regarder ses mails, lesquels contenaient essentiellement des demandes d’information venant de son oncle. Elle ignora le dernier, celui qu’il avait dû lui envoyer après qu’elle ait raccroché. Lui non plus n’était pas du genre à fêter noël. Hansa avait autre chose à faire que de perdre son temps à lui rendre des comptes. Elle devait notamment se renseigner sur le fameux mécène de Dimitri Berchov. Ce dernier était un industriel russe qui s’était installé en Corée voici plus de trente ans. Il avait épousé une femme coréenne issue d’une riche famille, alors que lui-même n’avait pas encore fait fortune. Cette dernière avait financé son entreprise, une agence d’assurances pour industriels, qui avait très rapidement rapporté gros. Il avait alors été surpris avec une autre femme, une affaire qui avait fait grand bruit et qui lui avait valu un divorce relaté par les médias. Il avait, peu de temps après, épousé une autre femme, Hye-Sun Kim, qui lui avait donné un fils, Nicolas Berchov. Trois ans plus tard, alors que la société de son mari se trouvait dans une tourmente judiciaire, Hye-Sun mit mystérieusement fin à ses jours. Hansa n’était pas encore remontée jusque là – l’affaire ayant une dizaine d’années – mais tout laissait à penser que Berchov avait engagé un tueur à gage pour éviter que sa femme n’ait la langue trop bien pendue. Finalement, en deux-mille-neuf, il avait rencontré Ji-Na Lee, une femme vingt-ans plus jeune que lui. Un nouveau scandale, puisqu’il s’agissait d’une strip-teaseuse. Mais il l’aimait sincèrement, cette fois. Deux ans après leur mariage, Ji-Na avait accouché d’une petite fille, Anastasia Berchov. 
 La crise de deux-mille-sept n’avait pas épargné les assurances Berchov, mais comme Hansa l’avait expliqué à son oncle la veille, elle avait depuis connu la générosité d’un mécène anonyme. De ce qu’elle savait, Berchov avait eu des relations avec la mafia russe, mais la jeune-femme doutait fortement que celle-ci soit intervenue en faveur de Berchov ; il n’avait la vie sauve que par un mystérieux concours de circonstances dont Hansa ne connaissait pas tous les détails. Lors d’une filature, Hansa avait néanmoins surpris Berchov en compagnie de Jao Chang, une des figures de proue de la mafia chinoise. Cela signifiait-il pour autant que la mafia chinoise était derrière le sauvetage de la société ? Hansa savait depuis longtemps qu’il en fallait bien plus que quelques mots et une poignée de main pour conclure un contrat. Elle vivait, évoluait dans ce milieu depuis son plus jeune âge. Elle avait vous son oncle offrir le thé à des invités, pour leur planter ensuite un poignard dans le dos – au sens propre comme au figuré. Néanmoins, il s’agissait là d’une piste intéressante. Le seul moyen de la confirmer était donc de se rapprocher soit de Berchov, soit de Jao Chang. Le russe avait un goût prononcé pour les femmes plus jeunes que lui, et Hansa savait se rendre séduisante quand il le fallait. Entre les deux poissons toutefois, il y avait probablement plus à creuser chez Chang. Avant de se lancer dans une telle entreprise, il lui faudrait néanmoins récolter un certain nombre d’informations, ce qui risquait de ne pas être de tout repos. 
- Grande sœur … appela soudain une voix pâteuse depuis le salon. 
 - Aspirine dans la salle de bain, premier tiroir du haut dans la colonne à côté de la porte. 
La jeune-femme pouvait imaginer l’expression de son frère à cet instant, ouvrir la bouche, puis se raviser pour se diriger sagement vers la salle de bain. Voici quelques mois, il lui aurait probablement réclamé un câlin, mais il avait entre-temps appris à quel moins elle haïssait les démonstrations d’affection – même si de son côté, il ne pouvait s’en empêcher. Il finit par la rejoindre, passant ses bras autour de ses épaules pendant qu’elle poussait un léger grognement. 
 - Tu es au courant que c’est le matin de Noël ? lui demanda-t-il alors, sa moue boudeuse se réfléchissant dans l’écran de l’ordinateur. 
 - Par pitié, ne me dis surtout pas que tu as acheté un cadeau. 
 Il poussa un soupir las, ne s’attendant pas vraiment à une autre réaction de son aînée. Aaron s’en alla sur le coup des onze heures, laissant Hansa se replonger dans ses recherches. 

Si, à ses dix-huit ans, elle avait choisi le journalisme, ce n’était pas par passion, loin de là. Simplement, les journalistes étaient toujours les mieux informés. Mieux que les politiques, mieux que les flics. C’était la seule raison qui l’avait poussée à choisir cette voie. Elle ne le regrettait jamais. Elle avait néanmoins écrit quelques articles pour le plaisir, qu’elle avait vendu à des journaux sous les initiales « H.K. ». Ses articles se vendaient toujours très bien, c’était une reporter incroyable, à la plume vive et acérée. Les gens aimaient ce qu’elle écrivait. Bien des journaux lui avaient proposé une place dans leurs locaux, surtout quand elle avait compris qu’elle pouvait tirer beaucoup de ses articles, mais elle avait toujours décliné les propositions. Un travail à temps plein ne lui laissait pas assez de temps pour ses autres occupations, et Dieu savait qu’elles étaient nombreuses. Elle n’aurait par exemple pas pu passer une journée entière devant son ordinateur, enchaînant café sur café, cigarette sur cigarette, pour découvrir tout ce qu’elle pouvait sur Chang. Ainsi, ce fut avec un grognement qu’elle découvrit qu’il était dix-huit heures lorsque son téléphone s’illumina pour afficher un message. « Grande sœur, tu viens manger avec moi ? Dis oui stp ». Hansa aurait eu intérêt à répondre non, et pourtant, vingt minutes plus tard, elle se retrouvait dans un petit restaurant dans lequel elle mangeait souvent, à ce point que le serveur avait retenu ses habitudes. 
 - Comment va ta petite amie ? Avait-elle alors demandé sur le ton de la conversation, en attendant que leurs repas n’arrivent. 
 - Oh, bien, je suppose, répondit Aaron en se renfrognant. 
 - Que s’est-il passé ? 
 La thaïlandaise n’avait jamais été du genre à faire les choses en douceur. En vérité, elle avait du mal avec les notions de tact et de diplomatie lorsque cela concernait ses proches. En la matière, Aaron était le seul à porter l’étiquette de « très proche ». Il riait d’ailleurs du fait qu’il était le seul homme à avoir jamais dormi chez Hansa. 
- Bah tu sais, histoires de couples, répondit-il dans un haussement d’épaule. 
- Non, je ne sais pas. 
Hansa n’avait jamais été en couple. Elle avait eu des amants, plus d’un, mais n’était jamais tombée amoureuse et considérait donc qu’elle n’avait jamais été en couple. En général, ses amants avaient fini par se laisser de son absence d’implication, ou ses tromperies incessantes. Puis avec les années, plus personne n’avait espéré la séduire. 
- On s’est séparé il y a deux jours… commença-t-il. 
La jeune-femme regretta aussitôt d’avoir posé des questions. En effet, le ton qu’avait employé Aaron laisser entrevoir une longue et passionnante histoire d’amour, gloire et beauté, tout ce que détestait Hansa. Mais c’était son frère. Aussi se contenta-t-elle de se taire et d’écouter. 
- Tu vois, je suis rentré pour lui faire une surprise, comme ça faisait des mois que l’on ne s’était plus vu. Depuis qu’elle est partie à Orlando en fait. 
Eileen – la petite amie – était une américaine qui avait fait ses études en Corée pour Dieu sait quelle raison (Hansa n’avait jamais cherché à savoir). Elle était néanmoins partie à Orlando quatre mois plus tôt pour un stage dans une grande entreprise. Cela faisait deux mois qu’Aaron avait acheté ses billets, et il ne cessait de parler de ce voyage à Hansa. 
- J’arrive à l’adresse qu’elle m’avait donnée, et là je sonne à la porte. Et tu sais qui vient m’ouvrir ? 
- Non ? Demanda-t-elle plus par politesse que par intérêt. 
- Son petit copain ! Madame file le parfait amour avec un ricain arrogant et prétentieux ! 
Aaron semblait ne pas en revenir, Hansa ne trouvait pas cela surprenant. Néanmoins, quand bien même elle avait fait pire de son côté, elle ressentit aussitôt une profonde antipathie pour la jeune-femme. Après tout, son frère était de ces êtres fragiles qui accordaient de l’importance à l’amour, et la jeune thaïlandaise appréciait moyennement qu’on puisse blesser son cadet. Il s’étendit encore longuement sur cette histoire, sur leur dispute, et tous les détails inintéressants de leurs « problèmes de couple » auxquels Hansa ne comprenait pas grand-chose. Le serveur du petit restaurant avec eu l’occasion de leur demander à deux reprises s’ils voulaient des desserts, et d’apporter à chaque fois un nouveau sundae à Aaron, quand il termina enfin son récit. 
- Les femmes sont toutes des salopes de toute façon, finit-il par conclure, enfin, pas toi bien sûr. 
- Aaron … 
- Bon d’accord, toi aussi, mais toi je t’aime, c’est différent. 
Ce traitement de faveur arracha un sourire à Hansa, qui payait le serveur tout en rangeant ses affaires. Ils étaient déjà dehors lorsque son petit frère recommença à parler. 
- T’es de service aujourd’hui ? 
- Le bar est fermé le vingt-cinq. 
- C’est con. Tu fais quelque chose ? 
Aaron ne trouvait pas ça con du tout. Enfin, peut-être qu’il trouvait le principe con, mais au son de sa voix, Hansa pouvait entendre qu’il était plus que ravi que sa sœur ne travaillait pas. 
- Tu vas encore me demander pour sortir ? Anticipa Hansa en soupirant. 
- S’il te plait, grande sœur ! 
- Aaron, tu connais déjà la réponse.
- Mais pourquoi ? 
Plus que jamais, le jeune-homme, qui avait pourtant vingt-quatre ans, avait l’air d’un enfant. Il regardait son aînée avec de grands yeux brillants, et la lèvre inférieure tremblant légèrement. Parfois, il espérait que son petit cinéma marche réellement. 
- Tu sais le pourquoi, se contenta de répondre Hansa. 
- Parce que tu ne veux pas que Hansa-la-dure-à-cuire soit vue avec son adorable petit frère, grommela-t-il en enfonçant ses mains dans ses poches. 
- Non, Aaron. Je ne veux pas que mon adorable petit-frère soit vu en ma compagnie, c’est complètement différent. 
- Je vois pas la différence, râla le jeune-homme. 
Hansa stoppa, restant quelques pas derrière son frère. Ce dernier s’en rendit rapidement compte, et fit volte-face pour regarder sa sœur, un air intrigué sur le visage. Au contraire, Hansa était extrêmement sérieuse, la mine fermée. 
- Ne fais pas l’enfant Aaron, je refuse que tu te retrouves mêlé à des affaires dangereuses à cause de moi. 
La jeune-femme n’avait jamais éprouvé de sentiments pour qui que ce soit. Quand son frère avait débarqué dans sa vie, c’était la première fois qu’elle se rendait compte que l’on pouvait avoir peur pour la vie d’autrui. Cette angoisse était présente à chaque seconde. Chaque fois que le téléphone sonnait pour afficher un numéro inconnu, elle craignait que son frère soit en danger. Chaque fois que l’on frappait à sa porte, elle avait peur que la vie de son frère soit menacée. Mais cela, il ne le comprenait pas. Il jouissait d’une incroyable insouciance que lui enviait parfois la jeune femme. Pourtant, Aaron retrouva son sérieux, et se redressa légèrement. Ainsi, il ressemblait plus que jamais à son aînée, leurs cheveux blonds se détachant de la foule compacte qui se pressait sur le trottoir. Il avait finalement l’air d’un homme. 
- Je sais Hansa, je connais les risques, mais je veux faire partie de ta vie, peu importe ce qu’elle est.
Hansa mordit l’intérieur de sa joue, réellement touchée par de telles paroles, mais n’en laissa rien paraître. Elle ne laissait jamais rien paraître, pas quand ses sentiments étaient si compliqués même pour elle. Son petit frère savait qu’il en allait de sa vie, qu’elle n’avait pas le droit à l’erreur, pas même avec lui. Mais il détestait cette distance qu’elle maintenait entre eux. Il se moquait bien mal de savoir quels dangers il encourait. Hansa avait vu leurs parents mourir, elle avait grandi avec ces images en elle, il refusait de rester en arrière et de la laisser souffrir seule. Il voulait être là pour elle, et ce peu importait ce qu’elle pouvait en dire. Il l’aimait autant qu’un frère pouvait aimer sa sœur, et ce peu importe le nombre d’années qui s’étaient écoulé sans qu’ils ne puissent se voir. Elle mit un moment avant de répondre. 
- Rentrons Aaron, s’il te plait. 
Il acquiesça, mais elle savait qu’il n’en serait pas toujours ainsi. Il y aurait un jour où son frère se retrouverait mêlé à ses histoires, et Dieu savait à quel point elle redoutait cette journée.